7
DANS LE NOYAU
Peut-être que selon le point de vue strictement linéaire des barbaques ce ne sera qu’une ennuyeuse digression de plus. Mais je ne suis pas linéaire. Je fonctionne en parallèle. J’accomplis une douzaine de choses en même temps dans une seule milliseconde. Et ce dont il s’agit relève très nettement du parallèle.
Je suis sûr qu’Audee, pour être parti volontairement dans un vaisseau heechee retournant dans le noyau, connaît le parallèle. Il n’avait sans doute pas réfléchi à tout ce que ce voyage impliquait, ni dans quel guêpier il allait se fourrer. Mais voici le parallèle : peu importe ce qui l’attendait, il avait certainement pensé que ce serait toujours mieux que de tenter de remettre de l’ordre dans sa vie. La vie d’Audee était très emberlificotée, presque autant que la mienne, car lui aussi avait deux amours.
Aussi prit-il la fuite pour le noyau. Il prit également avec lui notre amie Janie Yee-xing, l’un de ses amours. Mais ce fut un bref épisode, comme vous l’apprendrez bientôt.
Audee était pilote de métier. Un pilote hors pair. De la navette aux astronefs long-courriers, il avait tout piloté. Et d’après lui, tous les vaisseaux heechees se ressemblaient. Il était donc persuadé de pouvoir piloter n’importe lequel d’entre eux.
— Puis-je établir la trajectoire ? demanda-t-il au capitaine, désireux de voir les choses bien démarrer avec le Heechee.
Le capitaine voulait aussi que les choses démarrent bien. Aussi, avec obligeance, fit-il signe au pilote de s’écarter. Audee prit son siège.
Les sièges heechees sont conçus pour ceux qui portent un cône entre les jambes. Dans les vaisseaux heechees pilotés par des Humains, des sangles sont donc tendues entre les bras des sièges. Celui-là, bien sûr, n’avait pas encore été modifié.
Audee n’avait pas l’intention de commencer par se plaindre et il fit de son mieux. Il posa son postérieur sur le siège fourchu, lut les coordonnées de la trajectoire et exerça sur les volants de contrôle l’habituelle pression musculaire. Cela lui coûta un grand effort.
— Beaucoup de vieux copains se sont posé des questions à propos de ces volants, dit-il à bout de souffle, histoire de causer un peu.
— Ah ! oui ? fit poliment le capitaine. Lesquelles, s’il vous plaît ?
— Eh bien, par exemple, pourquoi sont-ils si durs à tourner ?
Le capitaine jeta à ses compagnons d’équipage un regard surpris. D’une chiquenaude, il fit tourner le volant.
— Qu’est-ce qui est dur ? demanda-t-il sur le ton sifflant qui, chez les Heechees, exprime l’agacement ou l’inquiétude.
Audee regarda la légère et fluette silhouette du Heechee. Puis il s’acharna de nouveau sur le volant jusqu’à ce que les voyants verticaux projettent une lumière d’un rose affreux. Plus que jamais, il dut faire travailler ses muscles.
Appuyant sur le téton de largage, il déglutit avec difficulté. Il venait de comprendre que le voyage serait riche en surprises.
Le vaisseau trembla légèrement ; une grisaille tachetée brouilla les écrans, signe qu’ils avaient déjà dépassé la vitesse de la lumière. Le pilote n’aurait plus rien à faire pendant quelque temps, mais Audee rechignait à se lever. Tant qu’il serait assis sur le siège du pilote, il avait l’impression qu’il pourrait contrôler les événements. Il tenta de nouveau de parler un peu.
— Ces volants de contrôle nous ont toujours étonnés. Vous comprenez, il y en a cinq. Certaines de nos grosses têtes ont cru que c’est parce que vous croyez que l’espace a cinq dimensions.
Le capitaine se mit à siffler. Les tendons de sa poitrine se tortillèrent à cause de l’effort qu’il faisait pour comprendre Audee. Certaines nuances de l’anglais continuaient à lui échapper.
— « Croire », Audee Walthers ? Mais ce n’est pas une question de croyance. Il ne s’agit pas ici de foi, comme dans votre conception de la religion.
— Bien sûr, fit Audee, dépité. Mais le pensez-vous vraiment ?
— Non, bien sûr, répondit le capitaine, surpris. L’espace n’a pas cinq dimensions.
— Voilà qui me soulage, dit Audee avec un sourire, car j’ai toujours eu du mal à visualiser…
— Il en a neuf, expliqua le capitaine.
Ils s’arrêtèrent un bref instant en cours de route, car le capitaine avait laissé quelques engins heechees sur des orbites instables.
— Au cours des années que nous allons mettre pour arriver jusqu’au noyau, ces machines risquent de partir à la dérive, expliqua-t-il à Audee. Et les Heechees n’aiment pas que des objets utiles soient détruits.
Mais Audee avait cessé d’écouter.
— Des années ? Je pensais que ce voyage ne durerait que quelques mois. Combien d’années ?
— Oh ! très peu. Pour nous, ce ne sera que plusieurs mois. Mais le Pays, vous savez, se trouve dans un trou noir.
Quand le capitaine envoya un membre de son équipage récupérer ces engins, Janie Yee-xing décida de partir avec lui. Si le capitaine n’y voyait pas d’inconvénient, elle ramènerait l’un d’eux sur Terre. Elle n’avait pas prévu des années de voyage. Le capitaine n’y vit pas d’inconvénient. Audee non plus, aussi bizarre que cela parût. Quelques mois ou quelques années sans avoir à se demander qui il aimait était pour lui une bonne chose, tant sa vie était embrouillée.
Une situation qui ne m’était pas étrangère.
Se retrouver soudain dans un vaisseau heechee, et rien qu’avec des Heechees dut être pour Audee aussi étrange que merveilleux. Ce ne fut pas facile pour les Heechees non plus mais ils avaient déjà connu des bipèdes gras et poilus tandis qu’Audee n’avait jamais partage un vaisseau avec des squelettes vivants.
Avec le temps, les choses s’améliorèrent quand Audee commença à considérer ses compagnons comme des « personnes » distinctes et non comme cinq échantillons de la race « heechee ». Le capitaine était le plus facile à distinguer. C’était lui qui avait la peau la plus sombre et une sorte de duvet sur le crâne qui évoquait, de loin, une chevelure. C’était lui qui parlait le mieux l’anglais. Il y avait aussi Bruit-Blanc, une petite femelle, la peau couleur d’or pâle, inquiète d’atteindre bientôt l’âge nubile. Mongrel, qui avait beaucoup de mal avec les quelques mots d’anglais qu’il essayait de dire. Boum, l’humoriste, qui aimait les plaisanteries cochonnes et qui, parfois, utilisait Audee comme cobaye, en prenant le capitaine pour interprète.
Les choses allèrent encore mieux quand le capitaine eut l’idée géniale de donner un cône à Audee. Modifié, naturellement, les micro-ondes indispensables aux Heechees risquant d’être dangereuses pour sa santé. À la grande surprise d’Audee, l’Ancien qu’il contenait était une femelle et elle n’était pas vieille du tout. Elle n’était morte que depuis quelques semaines. Elle avait été la maîtresse du capitaine et s’appelait Double.
Avec ce cône, Audee assimila définitivement la notion que les Heechees étaient un « peuple ».
Quel petit univers, n’est-ce pas ?
Alors qu’Audee commençait à s’habituer au capitaine, le capitaine s’était déjà habitué à Audee ; assez, du moins, pour entamer une discussion qui lui tenait à cœur. L’occasion se présenta lorsque Audee l’interrogea sur l’Ennemi.
Somme toute, c’était le principal problème que l’univers posait aussi bien aux Humains qu’aux Heechees. L’Ennemi. Les Assassins. La race d’êtres hostiles et qui commerçaient avec la mort qui avait provoqué le repli des Heechees dans une tanière, au sein du noyau galactique.
Audee eut beau faire répéter l’histoire au capitaine maintes et maintes fois, il avait toujours du mal à saisir ses explications.
— Le voyage de Tangente, je comprends. Et je comprends que vous saviez qu’un grand nombre de races civilisées avaient été anéanties, mais comment, de là, en êtes-vous arrivés à l’idée de contraction de l’univers ?
Les Heechees s’entre-regardèrent.
— Ce fut le paramètre de décélération qui nous mit sur la piste, dit Savate.
Les biceps du capitaine ondulèrent en signe d’approbation.
— Je comprendrais mieux si je savais ce qu’est un paramètre de décélération, grogna Audee.
— On pourrait l’appeler aussi un effet de freinage anormal, suggéra Bruit-Blanc depuis l’autre bout de la pièce.
Capitaine contracta ses biceps pour l’approuver et enchaîna :
— Cela signifie simplement que nos astronomes ont observé que l’univers s’étendait moins rapidement qu’il ne l’aurait dû. Quelque chose le ralentissait.
— Et vous en avez déduit que c’était l’Ennemi ?
— En accumulant les preuves et après avoir éliminé toutes les autres hypothèses, il devint évident qu’il s’agissait d’une intervention artificielle à l’échelle du cosmos. Et l’Ennemi était le seul candidat, expliqua le capitaine d’un air sombre.
— Ça, je comprends que ça a dû être déconcertant.
— Déconcertant, grinça le capitaine. Ça change tout.
Ses yeux roses aux pupilles opaques se posèrent, songeurs, sur Audee. Puis, après un rapide coup d’œil aux autres Heechees, il renifla, ce qui signifiait, comme notre raclement de gorge, qu’il allait aborder un sujet sérieux.
— Il n’est pas trop tard, annonça-t-il.
— Pas trop tard pour quoi ? s’enquit Audee en clignant des yeux.
— Il n’est pas trop tard pour que votre peuple nous rejoigne dans le noyau, déclara le capitaine en articulant lentement, pour être sûr de se faire bien comprendre. Si ta race humaine venait dans le noyau, elle s’y sentirait très bien.
— Ne serait-on pas un peu à l’étroit ? avança poliment Audee en essayant d’alléger la conversation.
— À l’étroit ? Pourquoi à l’étroit ? demanda le capitaine en faisant onduler ses joues (l’équivalent de notre froncement de sourcils). Nous avons très soigneusement dressé la carte de la galaxie, et lors de notre retraite dans le noyau, nous avons emmené avec nous les meilleures planètes. Il n’en reste guère hors du noyau où votre race – ou la nôtre – pourrait vivre.
Audee vit là l’occasion de vanter les mérites de sa race.
— Ah ! mais nous les rendons habitables, expliqua-t-il fièrement. Nous avons déjà repéré six planètes qui seraient parfaites pour l’Humain, si les températures étaient un peu moins basses. Nous pouvons arranger ça. Nous sommes en train d’injecter dans leurs atmosphères des chlorofluocarbones. Ils gardent la chaleur – comme le dioxyde de carbone –, ce qui provoque un effet de serre qui…
— Je connais le dioxyde de carbone, grinça le capitaine. Les chlorofluocarbones aussi. Et il est exact que certains de ses composants demeureront dans l’atmosphère plusieurs siècles. J’admets que, dans certains cas, cela puisse augmenter la température de quelques degrés.
— Mais quelques degrés, c’est tout ce dont nous avons besoin pour certaines de ces planètes. Et il y a aussi Vénus. Elle, elle est beaucoup trop chaude. Mais bientôt, nous pourrons répandre dans son atmosphère supérieure des particules de poussière réfléchissantes qui serviront d’isolant et rendront Vénus habitable… Nous sèmerons la vie là où il n’y a jamais eu de vie pour enclencher l’effet Gaia. Nous déplacerons, s’il le faut, des planètes sur de meilleures orbites…
— Nous avons déjà fait tout ça dans le noyau, coupa le capitaine. Savez-vous de combien de planètes habitables nous disposons ? Plus de huit cent cinquante, la majorité encore inoccupée. Comme vous le voyez, nous prévoyons à long terme.
— Oui, fit Audee sur un ton neutre. Je vois.
Le capitaine poussa un faible sifflement de perplexité, sentant qu’il y avait quelque chose de plus dans le ton d’Audee, mais ne sachant trop quoi. Il renifla de nouveau et poursuivit :
— Donc, vous pouvez nous rejoindre ! Certaines planètes sont plus belles que d’autres mais je suis sûr qu’on vous attribuera les plus belles. Toute votre race tiendra sur l’une d’elles… Deux ou trois, au maximum, corrigea-t-il après réflexion.
— Et pour faire quoi ?
Le capitaine cligna des yeux.
— Ma foi… attendre, bien sûr. Ainsi, on sera peut-être en sécurité, Audee Walthers. Surtout, si nous stoppons toutes les transmissions dès maintenant et commençons à transférer tous les Humains et les dispositifs utilisant de l’énergie dans le noyau dès que possible.
— Les dispositifs utilisant de l’énergie ?
— Les dispositifs qui émettent une énergie détectable. Cela trahirait notre présence, expliqua le capitaine.
— Ah ! fit Audee en opinant du chef. Mais vous avez posté des capteurs automatiques. Et pourquoi l’Ennemi n’en aurait-il pas fait autant ?
— Peut-être, dit le capitaine, soucieux. Je n’ai pas dit que nous serions en sécurité. J’ai simplement dit « peut-être ». Et s’ils n’ont pas détecté cette… révolte, nous pourrons attendre dans le noyau des millions, des milliards d’années, si nécessaire.
— Mais attendre quoi, capitaine ?
— Euh… Attendre qu’une autre race, peut-être, évolue assez pour les défier.
Étonné, Audee considéra attentivement le Heechee. Il était évident qu’il n’y avait pas que le langage qui les séparait.
— Une race l’a fait, dit-il gentiment. Nous.
Pendant quelque temps, après cette discussion, Audee craignit d’avoir vexé le capitaine. N’avait-il pas laissé entendre que toute la race heechee était lâche ? Audee ignorait que le capitaine avait pris cela pour un compliment.
J’envie surtout Audee d’avoir pénétré dans le trou noir. Non qu’il trouvât la chose amusante. Personne ne l’aurait trouvée amusante. C’était effrayant au contraire.
Comme ils approchaient de la fournaise de gaz en ébullition, avec ses radiations violentes, au-delà de laquelle se trouvait la tanière des Heechees, le capitaine ordonna à tout le monde de s’enfermer dans sa bulle-hamac. Bruit-Blanc enclencha la spirale en cristal que les Heechees appelaient le « briseur d’ordre ». Elle étincela comme un diamant. La température s’éleva. Le vaisseau se mit à trembler.
Le capitaine avait appris à décrypter le langage corporel des Humains a peu près aussi bien que Audee celui des Heechees ; c’est-à-dire pas très bien. Mais la ligne blanche sur les mâchoires d’Audee n’échappa pas à son attention.
— Vous avez l’air d’avoir peur, observa-t-il.
Pour un Heechee, ce n’est pas une remarque impolie. Audee la prit bien.
— Oui, fit-il en regardant l’étendue aveuglante de gaz. J’ai très, très peur d’entrer dans un trou noir.
— Comme c’est curieux, observa le capitaine, songeur. Nous l’avons fait maintes fois ; ce vaisseau ne risque rien. Mais franchement, de quoi avez-vous le plus peur, de cette pénétration ou de l’Ennemi ?
Audee réfléchit à cette question. Ce n’était pas du tout la même peur.
— De l’Ennemi, je crois, répondit-il avec lenteur.
— Ce n’est pas une peur irrationnelle, approuva le capitaine en faisant onduler les muscles de ses joues, mais sage. Maintenant, on entre.
Une pluie d’étincelles jaillit de la spirale en diamant. Par milliers, elles retombèrent sur Audee et l’équipage, mais elles ne brûlaient pas. Elles traversaient leurs corps de part en part. Le violent tangage du vaisseau projetait Audee comme une balle contre les parois de sa bulle de sécurité. Conçue pour la masse d’un Heechee et non pour le corps massif des Humains, elle craquait dangereusement.
L’ouragan dura longtemps. Plusieurs minutes ? Une heure peut-être, ou plus ? Audee perdit la notion du temps. Il entendait les membres de l’équipage échanger des commentaires et lancer des ordres.
Des questions furtives traversaient son esprit : comment font-ils pour travailler tout en perdant tripes et boyaux ? Mais à propos, ont-ils des tripes ? Vais-je mourir… ?
Puis, tout à coup, le calme revint.
— Voulez-vous voir notre noyau ? demanda le capitaine en dévisageant Audee avec curiosité.
Des flots étincelants de lumière embrasaient les écrans. Le noyau heechee était criblé de soleils. Dix mille soleils confinés dans une petite sphère de vingt mille années-lumière seulement. Autant que sur une distance de mille années-lumière de la Terre. Des étoiles or, des étoiles grenat, des étoiles bleutées à l’éclat incomparable. Cet arc-en-ciel couvrait tout le diagramme Hertzsprung-Russell. Dans le noyau, « la nuit » n’était plus qu’une abstraction exotique. Aucun point de cet univers ne connaissait l’obscurité.
Comme j’aurais aimé voir cela ! Il est rare que j’envie autrui, mais quand j’entendis Audee Walthers, je l’enviai. Des constellations semblables à des sapins de Noël ! Un océan de couleurs ! Tout le monde sait que les étoiles sont de couleurs distinctes mais, trop loin de la Terre, elles n’offrent plus qu’une gamme impure de blancs. Dans le noyau, en revanche…
Ah ! dans le noyau, le rouge a l’éclat du rubis, le vert, celui de l’émeraude et le bleu, celui du saphir ; le jaune brille comme l’or, et le blanc, bon Dieu ! Il vous aveugle ! La plus brillante étincelle encore plus que les étoiles de magnitude 1. Aucune ne frôle la frange des magnitudes visibles à l’œil nu, car il n’y a pas d’étoiles lointaines.
J’enviais Audee d’avoir vu cette féerie.
Seulement, il ne la vit que sur les écrans du vaisseau. Il ne posa jamais le pied sur une planète heechee. Il n’en eut pas le temps.
En tout et pour tout, il demeura dans le noyau le temps d’une nuit de sommeil. Bien sûr, il ne dormit pas. Il respira à peine tant il y avait à voir et à faire. Mais il ne bougea pas des écrans.
Au début de la cinquième heure après son arrivée, un autre vaisseau entra à quai et s’amarra à côté du leur. Il était beaucoup plus grand que celui du capitaine, car il transportait presque trente Heechees. Tous se faufilèrent le plus vite possible à travers les sas communiquant d’un navire à l’autre pour aller reluquer de près l’« Humain », cet animal étrange.
Plusieurs choses se produisirent. D’abord, trois des nouveaux Heechees retirèrent doucement le cône d’Audee. Il se retrouva privé de la présence réconfortante de Double. Il comprit pourquoi : aucun d’entre eux ne parlait l’anglais et ils pouvaient obtenir de cet esprit stocké toutes les informations qu’elle lui avait soutirées depuis des semaines en moins de temps qu’il ne lui faudrait pour leur en donner une seule. Cette explication n’en rendait pas moins cette perte cuisante.
Ensuite, tous ses compagnons d’équipage furent noyés au milieu du tourbillon des curieux. Parlant, gesticulant, ils se pressaient en grappes autour de chacun d’eux. Et ils sentaient fort aussi. Oui, ils sentaient fort. Le typique relent d’ammoniac des Heechees devint bientôt irrespirable. Audee avait presque fini par oublier cette odeur. Mais ces Heechees-là étaient tous des étrangers.
Enfin, une demi-douzaine de ces nouveaux Heechees se pressèrent autour de lui en gazouillant et en jacassant, si vite qu’il ne put saisir un traître mot. Il finit par comprendre qu’ils lui demandaient de ne pas bouger. Il fléchit son biceps, en imitant du mieux possible le signe d’assentiment des Heechees, tout en se demandant pourquoi il ne devait pas bouger.
En un rien de temps, il se retrouva nu et en un éclair, ils le palpèrent, le trifouillèrent et le lorgnèrent. Ils glissèrent de minuscules sondes dans ses oreilles, ses narines et son anus. Ils prélevèrent de tout petits bouts de peau, d’ongles, de cheveux et de mucus. Rien de tout cela ne fut douloureux mais c’était sacrément humiliant.
Et le temps filait sur Terre. Les aiguilles qui tournaient si lentement dans le noyau poursuivaient hors du trou noir une course effrénée. En l’espace d’un tic-tac dans le noyau, des jours et des mois s’étaient écoulés à l’extérieur.
Une fois que les Heechees eurent terminé l’examen le plus complet qu’un Humain ait subi aussi rapidement, ils l’autorisèrent à se rhabiller. Puis une petite et pâle femelle lui caressa l’épaule pour le rassurer. Parlant doucement comme s’il eût été un chat, elle annonça :
— Nous avons terminé avec ton Ancien. Tu peux le reprendre.
— Merci, grommela Audee en lui arrachant le cône des mains.
— Double te dira ce que tu dois faire maintenant, ajouta la femelle avec un frémissement de ses joues (le sourire heechee).
— Sûr ! fit Audee sur un ton amer en fixant le cône.
Puis il se pencha vers lui.
Double semblait épuisée. Elle avait été vidée, ce qui représentait une terrible épreuve. Puis on lui avait réinjecté de nouvelles instructions, ce qui n’était pas facile non plus.
— Tu dois prononcer un discours, annonça-t-elle aussitôt. N’essaie pas de t’exprimer dans notre langue. Tu ne la manies pas assez bien…
— Pourquoi pas ? s’étonna Audee.
Il estimait que pour un Humain, il avait acquis un bon accent.
— Tu ne connais que le langage du Faire et non pas celui du Sentir. Et ce discours représente pour nous un intense moment émotionnel. Aussi tu parleras en anglais ; je traduirai à l’auditoire.
— Quel auditoire ? grogna Audee.
— Tous les Heechees, pardi ! Tu dois leur dire avec tes mots à toi que les Humains vont aider les Heechees à résoudre le problème de l’Ennemi.
— Allez vous faire foutre ! explosa Audee, furieux d’être ainsi plié en deux de façon ridicule ; furieux d’être parti sur un coup de tête dans le vaisseau heechee. J’ai horreur de faire des discours. De toute façon, qu’est-ce que je peux leur apprendre ?
— Rien, bien sûr. Mais cela sera bien qu’ils l’entendent de vive voix, de toi.
Ainsi, pendant les dix minutes suivantes, tandis qu’ailleurs défilaient les mois, Audee tint un discours.
D’un côté, il en fut soulagé car les Heechees s’écartèrent pour lui faire de la place. Plusieurs d’entre eux pointèrent des objets vers lui. Peut-être des caméras. De l’autre, ce fut pire que l’examen corporel. Alors qu’il parlait, il se rappela soudain que la langue heechee était toujours littérale et si Double avait dit tous les Heechees, cela signifiait tous les Heechees. Des milliards ! Des milliards qui le regardaient, à la fois terrifiés et fascinés, et qui tous portaient des jugements critiques sur l’effrayant étranger.
Les milliards et les milliards de Heechees vivant dans le noyau le regardaient bel et bien. Les ouvriers avaient cessé de travailler, les enfants, les jeunes et les vieux l’écoutaient… Même les morts, car pour rien au monde les esprits réunis des Anciens n’auraient manqué une telle expérience. Sur les planètes sous bulle, dans les habitacles spatiaux, dans les vaisseaux en partance attendant l’ordre de franchir la barrière de Schwarzschild… tous le regardaient.
Audee était mort d’angoisse.
Pourtant, il tint bon.
— Je… euh… je… (Il inspira profondément et reprit :) Je suis… Eh bien, je ne suis qu’un simple individu, voyez-vous, et je ne peux pas parler au nom de tous les miens. Mais je sais comment sont les gens… Les Humains. Jamais nous ne fuirons et nous nous cacherons comme vous, les gars. Sans vous vexer. Je sais que vous n’y êtes pour rien… (Il haussa les épaules et secoua la tête.) Je suis navré si je vous ai blessés, poursuivit-il en oubliant tout à coup les caméras et les milliards et les milliards de Heechees qui l’écoutaient. Je veux simplement vous expliquer les choses telles qu’elles sont. Nous sommes habitués à nous battre. C’est ainsi que nous prospérons. Et nous pigeons vite… Regardez à quelle vitesse nous avons appris à faire tout ce que vous savez faire, et souvent mieux que vous. Peut-être ne pourrons-nous rien contre l’Ennemi, mais nous essaierons. Ça, c’est sûr. Je ne vous le promets pas ; je n’ai pas le droit de faire de promesses au nom des autres. Mais je le sais. Voilà, c’est tout, et merci beaucoup de m’avoir écouté, conclut-il.
Audee demeura silencieux, un sourire figé aux lèvres. Un brouhaha de conversations éclata. Audee ne comprit rien car personne ne s’adressait à lui. Puis la femelle qui lui avait rendu Double se pencha vers son cône un instant et s’approcha de lui.
— Voilà ce que j’ai à te dire, Audee Walthers III. L’Ancien me l’a traduit. Aussi parlerai-je en anglais. (La Heechee inspira, agita ses lèvres en lame de rasoir en silence pour répéter son texte et déclara :)
« Le courage n’est pas la sagesse.
» La sagesse est le comportement approprié.
» Le courage est parfois un suicide.
» Voici comment l’Ancien m’a dit de te dire ce que je voulais te dire. »
Audee attendit une seconde. La femelle n’ajouta rien et il répondit :
— Merci. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je vais à la salle de bains.
Audee ne se pressa pas. Il avait été trop longtemps tripoté, reluqué et mis en vitrine. Outre le fait que sa vessie était pleine, il avait envie d’être seul. Il retira son cône, le laissa à la porte de la salle de bains, car il ne voulait pas que Double l’accompagne.
Alors qu’il remplissait d’urine le réceptacle en forme de tulipe, qu’il se lavait les mains, qu’il s’observait dans le miroir rotatif, il réfléchit. Le temps dans sa tête battait la mesure sur deux tempos différents. Il lui avait fallu dix secondes pour refermer la porte ; à l’extérieur, presque un demi-million de secondes s’étaient écoulées. Cinq secondes pour ouvrir sa braguette. Une minute, peut-être, pour uriner. Deux autres pour se laver les mains et se regarder dans le miroir.
Mais à l’extérieur ? Il essaya de faire le calcul. Les chiffres lui échappaient. Il essaya alors de les convertir dans l’arithmétique heechee, en vain.
En tout cas, songea-t-il, huit ou neuf mois se sont écoulés à l’extérieur du noyau le temps que je fasse pipi. Le temps de faire un enfant là-bas…
Il ouvrit la porte et annonça :
— Je veux rentrer chez moi.
Le capitaine se fraya un chemin dans la foule pour le rejoindre.
— Oui, Audee ? s’enquit-il en fléchissant le poignet, signe qu’il n’avait pas compris, mais Audee prit ce geste pour un refus.
— Vraiment, fit Audee avec fermeté. Je veux rentrer chez moi avant que tous ceux que je connais soient bons pour la maison de retraite.
— Oui, Audee ? répéta le capitaine. (Puis il réfléchit.) Oh ! je comprends. Vous avez cru que l’on voulait vous garder ici longtemps. Ce n’est pas nécessaire. Ils vous ont vu. L’information a été diffusée. D’autres Humains viendront, préparés, eux, pour un plus long séjour.
— Donc, je peux partir ?
— Bien sûr que vous pouvez partir. Il y a un vaisseau déjà en route pour l’extérieur qui passera par ici ; il fait partie d’une flottille transportant des vivres, du personnel et des Anciens. Vous pourrez le rejoindre. Lorsqu’il franchira l’ergosphère, le temps écoulé dans la galaxie externe… (il se pencha pour communiquer avec son Ancien) sera, en termes de rotation de votre planète autour de sa primaire, de quarante-quatre années et demie.